Philosophie Baroque 3/3

Publié le par Jean-Christophe.PACCHIANA

Du baroque en philosophie
Gilbert Boss

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Or, dans cette perspective, ce que nous avions remarqué au début semble se confirmer. Le style classique est raisonnable, alors que le style baroque conteste de diverses manières cette raison, si bien que la philosophie, du fait qu’elle dépend, elle, de la rationalité par nature, pour ainsi dire, ne peut guère se faire baroque sans en venir à contester le moyen même qu’elle a d’opérer pour produire sa propre œuvre, qui consiste en le discours capable de se justifier. Il faudrait donc admettre qu’il existe des conceptions du monde qui ont leur pertinence lorsqu’on les aborde d’une certaine manière, et qui interdisent d’autres façons de se rapporter à elles, et que, précisément, l’irrationnel baroque peut fort bien se former et s’exprimer avec pertinence dans des arts tels que la peinture ou l’architecture, mais non en philosophie.

Mais le style baroque correspond-il à une vision irrationnelle des choses ? l’effort pour le mettre en contraste avec le style classique pourrait nous porter à prendre pour plus absolues les oppositions que nous avons remarquées et à voir dans le style baroque un franc refus de la rationalité classique, un goût de l’irrégulier comme tel, bref, une sorte de recherche immédiate du chaos et de l’arbitraire passionnel. En réalité c’est loin d’être le cas. Nous avons constaté au contraire, en même temps que les déviations, la continuité entre les deux styles. Tous les procédés classiques sont connus et utilisés par les artistes baroques. Le jeu savant des proportions, les plans savamment élaborés, l’usage de la perspective, la science de la composition, tout cela n’est pas rejeté, mais au contraire parfaitement maîtrisé et porté même à une virtuosité extrême. Qu’on songe par exemple aux calculs savants qu’a dû faire Pozzo pour créer son extraordinaire trompe-l’œil sur les surfaces incurvées et irrégulières de l’église St-Ignace. Il n’est pas question ici pour le peintre de se laisser guider par son instinct en rejetant toute la technique et le calcul de l’époque classique, mais bien de reprendre toute cette science et de continuer à la développer. En réalité, la raison triomphe aussi bien, et davantage en un sens, dans les œuvres baroques, les effets les plus irréguliers en apparence étant le fruit non d’un abandon de la raison, mais de son usage le plus élaboré. C’est pourquoi, s’il s’agit de comprendre ces œuvres apparemment bizarres, ce n’est pas en se confiant à son seul sentiment qu’on y parvient, mais en recourant à une analyse du même type que celle qui permet de comprendre mieux les œuvres classiques. A toutes ces irrégularités, on trouve des justifications, des raisons qui ont été évidemment pensées par les artistes, de sorte qu’on peut aussi bien les interpréter comme relevant de principes supérieurs, analogues à ceux qui conduisent à produire des formes plus évidemment régulières.

En ce sens, parce que les artistes baroques n’ont pas cherché à rejeter la raison, et que leurs œuvres se justifient dans le discours critique qu’elles permettent de tenir à leur égard, parce qu’elles affichent même leur virtuosité intellectuelle, leur style n’est pas du tout à considérer comme étranger à la philosophie à cause de ce qui paraît irrégulier à l’observation immédiate. Il faut simplement admettre que, dans le monde baroque, la raison des choses n’apparaît pas immédiatement en surface, et que la superficie semble même se soustraire à tout ordre rationnel, tandis que les raisons, cachées à première vue, sont à chercher derrière les phénomènes et la manière dont ils se présentent dans le monde familier. Or cette intuition que la vérité (ou les principes, ou les raisons) n’est souvent pas évidente, et se cache même à une investigation non rusée, qu’elle exige des renversements de perspectives et conduit à découvrir un monde fort différent de celui qui nous est familier, et souvent fort paradoxal par rapport à celui-ci, est très importante en philosophie.

Et pourtant, n’est-il pas évident que les baroques tendent à retourner la raison ou le classicisme contre eux-mêmes ? Impossible de nier que, s’ils apprennent et reprennent les principes et les techniques classiques, ils les détournent aussi de leur but premier et cherchent à produire par ces mêmes moyens des effets différents et en partie tout à fait contraires. L’irrégularité, la destruction des formes parfaitement achevées, leur déformation systématique, l’appel aux passions, la recherche d’une certaine inquiétude, plutôt que de la paix, tout cela va à l’encontre de l’idéal de rationalité, ou contredit du moins l’idéal classique de manifestation de la raison pour elle-même, comme s’il s’agissait de transformer plutôt la raison en un simple moyen de révéler son contraire. Or la philosophie autorise-t-elle un tel emploi de la raison ? A vrai dire, il suffit de chercher les exemples d’un tel usage pour en trouver abondamment chez les philosophes. Les sceptiques, par exemple, usent de raisonnements fort subtils, non pas pour faire triompher une vision rationnelle et apaisée du monde, mais pour produire sans cesse ce qui semble devoir lui être le plus étranger, à savoir la contradiction. Car il n’est pas contraire à la philosophie de montrer que le monde est absurde, monstrueux, ultimement insaisissable, et ainsi de suite, mais uniquement de prétendre affirmer quoi que ce soit sans accepter de se soumettre à l’exigence de la discussion philosophique, c’est-à-dire en refusant de justifier les idées avancées. Aussi, aller jusqu’à tourner la raison contre elle-même, comme le font les sceptiques, n’est pas plus impossible en philosophie qu’en art.

Mais les classiques n’ont-ils pas un rapport plus intime avec la raison, puisque non seulement ils en font leur instrument pour calculer leurs constructions, mais qu’ils veulent également en faire leur objet ? En vérité, il serait certainement faux de prétendre qu’on trouve d’un côté un art rationnel, éloigné de l’arbitraire des sentiments, et pour cette raison harmonieux, et de l’autre côté un art rationnel uniquement par ses moyens, mais construisant un monde irrationnel, livré au caprice des passions et aux illusions. Dans les deux styles les œuvres font appel aux sentiments, mais elles en suscitent de différents. C’est d’un côté le plaisir de l’harmonie, de la régularité, de la saisie ferme des formes et des choses, le sentiment de paix dans un monde calme et familier quoique plus parfait que celui de notre vie commune. C’est de l’autre côté le plaisir des émotions vives, de l’irrégularité, de l’ivresse du mouvement des apparences et des changements de perspectives, des illusions et de l’art de les percer à jour. Bref, les sentiments sont bien présents des deux côtés, même s’ils sont calmes ici, plus animés et même violents là. Et ce n’est pas tant la raison et son contraire qui caractérisent ces deux manières de sentir, mais bien deux types de sentiments, les uns qu’on a pris l’habitude de nommer raisonnables parce qu’ils sont calmes, et les autres qu’on voit comme plus passionnels ou émotifs, parce qu’ils sont plus violents et plus changeants. En réalité, même dans ses effets, l’art baroque n’est pas moins rationnel que l’art classique, mais il s’adresse, en partie du moins, à d’autres formes de sentiments, qui étaient plus ou moins évités ou fortement modérés dans la manière classique de sentir, tandis qu’ils sont privilégiés au contraire dans la manière baroque. Il n’y a donc rien ici non plus qui s’oppose à la philosophie. Sans se dénaturer, elle peut en venir aussi bien à proposer la modération chez les uns, qu’à justifier au contraire la vie intense chez les autres, par des raisons qui ne sont pas moins fortes parce qu’elles soutiennent ce que la sagesse populaire ne désigne pas comme le plus raisonnable.

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Quelle vision des choses correspond-elle donc à une manière baroque de concevoir la philosophie, et tout d’abord au style classique ?

Comme nous l’avons vu, la vérité au sens classique est une certaine manifestation adéquate d’un principe rationnel et idéal qui subsiste en soi, inaltérable, accessible à la contemplation, quoique caché en partie dans les accidents divers de la vie humaine normale. Si l’on peut penser que la nature elle-même soit informée par un tel principe, et qu’elle soit donc rationnelle en son fond, cela n’est pas pourtant l’essentiel. Le point important est que la réalisation et la manifestation de ce principe ont lieu essentiellement par l’opération de l’homme qui, suivant ce qu’il a de meilleur en lui, sa raison et ses sentiments les plus élevés, les plus compatibles avec une vie dominée par l’activité de la raison, entreprend la construction d’un milieu de vie rationnellement ordonné, prévisible, propice à la pratique de la contemplation, et plus profondément se forme lui-même dans ce même esprit. Tels sont par exemple les philosophes de Raphaël. La vérité est rationnelle et idéale, parce qu’elle se découvre par la réflexion et qu’elle exige pour se manifester l’action de l’homme, cette construction culturelle de son milieu et de soi-même que nous venons d’évoquer, parce qu’elle propose une perfection à atteindre, qui, loin d’être étrangère à la nature humaine, en est le développement ultime, ce pourquoi la raison, la symétrie, les figures et formes dans lesquelles la pensée et le sentiment se reposent avec satisfaction, en font intimement partie. L’ordre, l’harmonie, le calme, la paix, une grandeur correspondant au sommet du développement humain rationnellement conçu, et la satisfaction d’être en accord avec son idéal, avec soi-même et son milieu, représentent ce qu’il faut atteindre et en même temps ce qui devient objet de contemplation et lieu, par conséquent, de la manifestation du vrai. Qu’une telle vision se défende, qu’elle puisse se trouver maints arguments, cela ne fait aucun doute, et de nombreux philosophes l’ont prouvé sous des formes variées, même si, en principe, cette vérité est conçue comme foncièrement une.

Les visions baroques s’écartent de cet idéal sur des points essentiels. Nous avons vu que, si l’importance de la raison et du calcul est également extrême dans la perspective baroque, en revanche l’idéal de la perfection humaine dans lequel la raison se réalise pour les classiques est largement abandonné. De même, l’idée du caractère artificiel du monde vrai, de celui où l’homme s’accomplit dans le classicisme, est bien reprise, mais avec un nouvel accent, où l’artifice gagne une autonomie qu’il n’avait pas, et, au lieu de révéler la vérité substantielle, se manifeste lui-même dans son caractère illusoire sous cet aspect. D’un point de vue classique, cet acharnement du baroque à dénoncer l’illusion et à affirmer notre incapacité de la dépasser pour aboutir par nos efforts, aussi rationnels soient-ils, à la vérité, c’est-à-dire à la manifestation de l’unité substantielle et de l’idéal vrai, doit paraître comme un échec, comme une forme de désespoir, condamnant l’homme à errer parmi les leurres au lieu de se réaliser dans la lumière de son propre idéal. Et dans l’attitude baroque consistant à mettre en évidence l’artifice qui se trouve à l’origine de nos images de ce que nous aimerions poser comme représentations de la vérité idéale, on peut voir en effet autant de critiques de l’ambition d’atteindre cette vérité à travers elles, dans la mesure où la raison nous est présentée comme productrice d’une série de procédés pour la construction du décor cachant la réalité au lieu d’en ouvrir l’accès. En analysant, selon les procédés mêmes de la construction, la manière dont l’image s’est construite, on découvre non pas la façon dont la réalité apparaît vraiment, mais la façon dont toutes les images des choses, même naturelles, jusque dans la sensation, sont construites à la façon de décors, selon des principes qui ne sont pas ceux de la structure de la chose représentée, mais ceux de la fabrication des images, si bien que le monde dans lequel nous vivons lui-même semble se dissoudre en une suite d’images qui ne correspondent à rien au-delà d’elles. Que cette découverte puisse aboutir au désespoir, que l’image dans l’image puisse ne révéler que la mort, comme dans le tableau de Holbein, c’est certainement possible. La critique pourtant devrait-elle être fausse parce qu’elle est déplaisante ?

Seulement, si c’est la mort qui envahit la vie, admettons qu’il devient difficile de fonder une sagesse sur cette forme de révélation, et que le désespoir ou le mépris d’un monde reconnu comme purement illusoire n’offrent guère de fondement pour inventer une forme de vie acceptable. Ne resterait-il plus qu’à se fier à un autre espoir, irrationnel, à se tourner vers un pur au-delà de ce monde-ci, à parier sur la possibilité pure qu’il existe derrière le décor un monde consistant, susceptible de remplir le rôle de l’idéal classique, quoique sans plus pouvoir du tout être approché par la raison, celle-ci se réduisant maintenant à démonter et remonter le mécanisme du décor, pour nous persuader de son inconsistance et nous inciter éventuellement à espérer notre salut de quelque secours venu d’un ailleurs naturellement ou rationnellement tout à fait inaccessible ? Est-ce l’enseignement de la Thérèse du Bernin, qui se défait dans notre monde visible, illusoire, face à une lumière venue d’ailleurs ? Dans ce cas, cette critique opère un véritable renversement de la philosophie classique, pour laquelle l’homme, grâce à sa raison, ne construisait pas uniquement le décor de sa vie, mais réalisait son idéal, également raisonnable lui-même.

Nous retrouverions alors ici le soupçon de l’impossibilité d’une philosophie baroque, puisque la raison ne pourrait conduire que la partie critique, conduisant à la nécessité d’abandonner le raisonnement, et par conséquent les justifications philosophiques, au moment de décider de ce que pourrait être la réalité ultime et de découvrir le principe selon lequel la vie humaine doit s’ordonner. Bref, la philosophie baroque se détruirait elle-même pour faire place à un autre mode de rapport à la vérité, nécessairement irrationnel. Il est vrai qu’une telle philosophie ne serait pourtant pas vaine, puisqu’elle aurait permis cette connaissance du caractère foncièrement illusoire du monde, grâce à laquelle nous pourrions percevoir rationnellement la nécessité de chercher notre salut dans un acte qui n’admet plus à son tour de justification rationnelle. La philosophie conduirait alors au lieu où il faut parier, sauter hors d’elle, au hasard, une fois le monde connaissable entier dénoncé pour nous comme pure illusion.

Cependant, si la conception baroque conduit à cette conclusion, c’est dans la mesure où elle demeure suffisamment prise dans l’idéal classique pour désespérer de ne plus pouvoir le réaliser quand ses procédés lui ont permis de découvrir comment la construction calculée des apparences refermait en quelque sorte celles-ci sur elles-mêmes, au lieu d’en faire les manifestations de la substance, à la fois en elles et au-delà d’elles. Alors, une fois dénoncée l’illusion classique, en montrant que, de son point de vue lui-même, à un examen rigoureux les images se révèlent illusoires, parce que, si elles paraissent bien manifester quelque chose hors d’elles, elles ne le révèlent pas en réalité et n’ouvrent vraiment sur rien au-delà d’elles-mêmes, alors, dis-je, le désespoir qui pousse à sauter hors du décor, n’importe où, manifeste la persistance de cette illusion, qui seule est la cause pour laquelle le décor doit paraître inconsistant, parce que recouvrant un vide. En effet, cet au-delà du décor où le désespéré cherche son salut n’est que la place vide, parce que vidée, de la substance classique. S’il est vrai que les apparences ne se rapportent en réalité à rien d’autre qu’elles-mêmes, bien qu’elles construisent en leur jeu mille formes qui renvoient à d’autres apparences possibles ou réelles, alors il n’est pas justifié de poser au-delà d’elles une sorte de vide auquel elles se réfèreraient réellement. En vérité, admettre l’existence d’un tel vide derrière le décor reviendrait à retirer à la critique baroque ses propres conclusions, en restaurant la fonction déniée aux images de révéler la réalité hors d’elles, même si, maintenant, cette réalité était conçue comme un vide, une absence, ou un pur inconnu.

Au contraire, dans la mesure où la critique baroque des apparences les rend à elles-mêmes, c’est tout un nouveau jeu qui s’ouvre, où ces apparences produisent leurs effets, se renvoient perpétuellement les unes aux autres sur leur seul plan, sans plus revendiquer le pouvoir de manifester quoi que ce soit au-delà d’elles, sinon les mille possibilités d’autres apparences qu’elles appellent et les mille effets que produit sans cesse leur jeu, rationnellement maîtrisable, en partie du moins, et sans qu’il faille reconnaître de limites à priori à cette maîtrise. Alors, il est vrai, l’idéal classique d’une vérité foncièrement unique, d’une vie consacrée à un seul et même idéal pour tous les hommes, devient caduc. Tous les sentiments peuvent entrer dans le mouvement des apparences et faire l’objet du calcul le plus avisé, les perspectives se multipliant indéfiniment sans devoir se ramener à un seul point de vue. Alors aussi, la construction des jeux d’apparence se poursuit toujours, et les calculs de toute sorte qui y président mettent sans cesse en œuvre une raison qui n’est plus orientée selon un seul idéal, mais qui peut toujours, comme le demande la philosophie, se justifier concrètement dans la discussion.

N’est-ce pas ce plaisir philosophique de la connaissance des apparences pour elles-mêmes, à travers le jeu de leur construction, de leurs renvois complexes des unes aux autres, qui caractérise en fin de compte, concrètement, l’œuvre des grands artistes baroques ?

Bruxelles, mai 2007


Copié collé du site web : http://www.gboss.ca/baroque.html


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